C’est moi qui ai pris cette photo. Enfin, il me semble… J’avais froid. Aux pieds surtout. Mes souliers n’étaient pas épais. Il faut dire qu’il ne neigeait pas souvent ici. Alors vous pensez, photographier ma ville sous la neige…
Je m’en souviens très bien. J’étais déjà très vieux à l‘époque.
Oui, je me souviens…
Mon épouse ne voulait pas que je sorte. A cause du froid. Et de mon âge. Surtout de mon âge. Ou des deux à la fois, sûrement. Je ne l’ai pas écoutée. La tempête s’est levée. Juste après que j’aie pris ce cliché. Les pieds quasiment nus, je suis rentré à la maison. Mais le froid ne m’a pas quitté. Je souris parfois en pensant qu’il a dû faire le concours du plus fort avec mon âge.
Oui, je m’en souviens…
Le froid a gagné. Et mon âge s’est rendu, emportant avec lui le poids léger de mon corps. J’étais déjà très vieux à l’époque. Mon épouse a pleuré. Beaucoup. Mes enfants sont venus avec leurs enfants. Ils auraient mieux fait de regarder la neige tomber. Il faut dire qu’il ne neigeait pas souvent ici. Leur jeunesse aurait gagné le combat du froid.
Oui, je me souviens…
Alors j’ai vu la neige d’en haut. De plus en plus haut. C’était beau. J’ai regretté ne pas avoir emporter avec moi mon appareil photo. Puis je suis devenu un flocon… Enfin, je crois. Enfin… il me semble. Ma mémoire me joue des tours sur cet instant de ma vie. Ce n’est pas grave. Aujourd’hui, je suis ici. Je suis moins vieux. Presque encore jeune même. Je suis dans un autre pays. Je suis né une seconde fois. C’est étrange mais c’est ainsi. Un pays où il neige encore plus que dans le pays de ma vie d’avant. Avant quand j’étais trop vieux. Le flocon que j’étais a dû neiger ici.
Oui, je me souviens…
Je ne regrette pas d’être sorti dans le froid pour prendre ce cliché. Ma mort d’alors m’a amené jusqu’ici. Ici et aujourd’hui où je t'ai rencontré. Chacune de tes respirations me parle de mon pays d’avant. Tu me parles et me racontes ton pays. Alors je fais de la place dans ma mémoire pour ranger tes souvenirs jusqu’à ce qu’ils deviennent les miens. Une mémoire pour deux. Deux vies pour une.
Alors quand j’entends tes mots, je redeviens un flocon de neige. Et j’y retourne. Je fais le chemin à l’envers. Et je descend lentement dans le froid qui me reconnaît et me souris.
Et je reprends cette photo… Hors du temps.
Enfin, je crois… Je crois que c’est moi qui aie pris cette photo… Il neigeait… Il faut dire qu’il neigeait pas souvent ici. Ou là-bas... Je ne sais plus très bien. Ma mémoire me joue des tours… Je ne me souviens plus très bien. J’étais déjà très vieux à l’époque
J’aime à me souvenir que, oui, peut-être, dans une autre vie, j’ai vécu dans cette ville. Et j’ai pris cette photo. Dans ton pays. Dans cette ville où tu as vu le jour. Pour que dans ma vie aujourd’hui, mes pieds et mon cœur ne soit plus froid.
Oui, je me souviens… et ça fait du bien.