Eté 83. Je n'ai pas encore vingt ans. Je pose pour la première fois les pieds sur la terre tunisienne.
Je suis ailleurs. Tellement de choses me sont inconnues ici.
J'apprends. J'observe. Je savoure. Avec les yeux, le nez, les oreilles, la peau... Tous mes sens sont mis à l'épreuve pour mon plus grand plaisir.
La continuïté d'un coup de foudre. D'un amour.
Et parmi mes rencontres, mes découvertes, il y a hindi.
Le soleil me plaquait au sol. Nous marchions sur le modeste chemin sauvage qui se déroulait devant nous comme un tapis rouge jusqu' à la forêt de pins qui longe la plage du Rimel. Nous, c'est les amis - ma future famille - et moi.
J'admire le paysage. La végétation. Le ciel. J'aime. Peu importe où je suis : j'y suis et je suis. Que vouloir de plus ? Souhaiter de mieux ?
Soudain, je m'arrête. Je me baisse et ramasse à mes pieds cette petite balle ovoïde chamarée de vert et d'orangé.
"Qu'est-ce que c'est ?"
"Jette vite ça !!!"
Et là, j'ai découvert une sorte d'acupuncture naturelle dont j'ignorait l'existence.
Ce fut ma rencontre avec hindi.
Et oui, en tunisien, la figue de barbarie se dit hindi, ce fruit couvert d'épines sournoises et si fines.
J'en avait plein la main.
Ma naïveté, mon ignorance n'avaient sûrement eu d'égale à cet instant l'expression de mon visage si j'en juge les rires qui éclatèrent autour de moi. Evidemment, je restais la main figée tenant le fruit que je n'avais plus mais qui déjà me rappelait son bon souvenir dans la douleur de ses épines dans ma peau. Mon réflexe premier fut de les enlever avec mes dents.
Ô malheureux !!!
Je sais à présent qu'il ne faut jamais faire ça. Les épines se contentent de changer d'épiderme. Elles envahirent et mes lèvres et ma langue.
La trainée de poudre qui ferait ma réputation commença à ce moment-là. Déjà mon nom allait changer.
De retour à la maison, c'est à la pince à épiler que l'on m'ôta les épines. Epines qui semblaient se moquer de moi comme changeant de place, comme se rétractant et ressortant à leur convenancet. Un deux trois soleil !!!
Pour parfaire ma découverte avec hindi, mes amis en avaient cueillies. Pour cela, ils utilisaient une longue perche en bambou éclatée en son bout en trois morceau pour former une espèce de trident qui capturait le fruit et remplaçait la main de l'homme. Et pour cause.
Une fois épluchées, les figues de barbaries me furent présentées dans un plat et je les découvrais sous un autre aspect. Leur chair est formée d'une multitude de grains juteux à la fois verts et orangés. Je croquais dedans pour finir mon apprentissage et terminer mon approche avec hindi.
Terminer ? Pas vraiment en fait.
J'en mangeais donc une. Deux. Puis trois. Je crois me souvenir que je n'avais pas vraiment aimé le goût de ce fruit nouveau mais je devais mordre dedans comme une vengeance. Et mes amis m'encourageaient : "Mange ! Mange !" Comment savoir que c'était là une plaisanterie ? Alors, j'en mangeais.
Le lendemain, hindi, une nouvelle fois, me rappella à son bon souvenir d'une façon sournoise, mesquine et inattendue.
Comment vous expliquer ? En fait, entre hindi et moi, ce fut... fusionnel. J'appris que plus on en mange, plus hindi vous aime et... ne vous lâche plus. C'est le moins qu'on puisse dire.
Je retrouvais mes amis à la terrasse de notre café habituel pour prendre mon petit déjeuner. Tous me regardaient avec un sourire en coin. Et quand je dis "tous", c'est l'ensemble de ceux qui étaient au café, que je ne connaissais pas - pas encore. J'appris plus tard que ma rencontre avec hindi leur avait été relatée et ils se moquaient gentillement de moi, petit Français qui découvrait leur univers.
Mon café capucin me fut servi et un fou rire général l'accompagna.
A la place de mon petit cake ou croissant habituel, on me présenta un... tire-bouchon.
Un tire-bouchon ? Je le pris en main ne comprenant rien et sentant bien qu'il devait représenter quelque chose à en juger les rires qui montaient de plus belle devant ma mine égarée ou ébahie. Même sans comprendre, je m'amusais aussi de la scène dont j'étais sujet.
On m'expliqua alors que la figue de barbarie constipait (amis de la poésie, bonjour) et que plus on en mangeait plus hindi s'installait dans votre corps pour une durée suffisamment indéterminée pour qu'on ne l'oublie pas rapidement.
Après les épines dans ma main, mes lèvres et ma langue dont je sentais encore la brûlure piquante, tout s'éclairait en moi. En fait, mes amis m'avaient incité à manger des figues de barbarie sachant très bien que le lendemain j'aurais un petit soucis, disons, intestinal. La suite de ma découverte avec ce fruit devint leur plaisanterie. Découverte qu'ils avaient raconté à la collégiale avant mon arrivée matinale au café. Les rires prenaient un sens et j'y participais alors lorsque je compris l'illusion du tire... bouchon.
Dans l'après-midi, je me promenais dans les rues de la ville quand un homme que je ne connaissais pas passa à mes côtés et me dit "bonjour hindi". Puis deux jeunes garçons sur une mobilette me crièrent "Hindi !!!". Ensuite un agriculteur sur sa carriole, le conducteur d'une voiture, mon entrée dans une pâtisserie, un café... Partour où j'allais, on m'appelait "hindi" d'un air ravi et plus sympathique et amical que réellement moqueur.
De la rencontre peu banale avec ce fruit, j'en portais le nom.
L'histoire avait fait le tour de la ville et pendant plusieurs années, je fus surnommé Hindi.
Aujourd"hui, je m'amuse encore de cette anegdote qui fait partie de mon histoire d'amour avec la Tunisie.
Auourd'hui, je ne pense pas que la gentillesse de la plaisanterie, et la plaisanterie elle-même existerait. Les temps ont changé. A l'époque, j'étais un des rares touristes qui honorait de sa présence la ville et ses habitants. Je n'emploie pas le mot de "honorer" par prétention ou par supériorité - oh mon Dieu, non ! - mais parce que c'est ainsi que j'ai été reçu. Partout.
Aujourd'hui, 26 ans plus tard, la naïveté et j'allais dire, la pureté de l'histoire n'aurait plus aucune résonance. Aujourd"hui, à l'heure où les motos remplacent les ânes, où le plastique des géricanes a tué l'argile des jarres, où internet éteint le noir et blanc de la seule chaine de télévision, je passerais pour un idiot.
Les choses ont changé et c'est très bien.
Quoi qu'il en soit, j'aime ma petite histoire et je sais la chance que j'ai eu de la vivre.
La chance de m'être appelé Hindi.
Au détour d'un souvenir lointain, de temps en temps, parfois, rarement, on m'appelle encore ainsi.
Et j'aime ça.
Par contre, je n'apprécie pas le goût de la figue de barbarie mais quand j'en vois sur les étales des marchés, ce souvenir me revient et je leur fais un clin d'oeil : 'Salut hindi !".
C'est en cela que j'aime la figue de barbarie.